24.
La tolérance
C’est vrai que je ne sentais pas la rose !
J’avais perdu le compte des jours depuis mon arrivée ici. Une semaine ? Deux ? Tous ces jours passés à mariner dans les mêmes habits. Ma chemise était tellement incrustée de sel qu’on aurait dit un soufflet d’accordéon. Autrefois jaune pâle, elle était à présent de la même couleur pourpre que la roche volcanique, usée jusqu’à la trame et tout auréolée. Mes cheveux courts étaient rêches et crissants de poussière sous mes doigts ; je les sentais dressés en tous sens sur mon crâne, avec une sorte de crête au sommet, comme un cacatoès. Je ne m’étais pas regardée dans une glace depuis longtemps, mais j’imaginais très bien les deux nuances de pourpre – l’une due à la poussière de roche, l’autre aux coups.
J’étais donc d’accord avec Jeb ; oui, j’avais grand besoin d’un bain. Et de changer de vêtements, pour que l’effet du bain ne soit pas réduit à néant. Jeb m’a offert des vêtements appartenant à Jamie, le temps que les miens sèchent, mais je ne voulais pas déformer les rares affaires du garçon. Par chance, il ne m’a pas proposé les vêtements de Jared. J’ai fini par hériter d’une vieille chemise de flanelle de Jeb aux manches déchirées, et d’un pantalon de survêtement troué. Mes affaires de rechange dans une main, et dans l’autre une chose informe à l’odeur âcre (du savon à base de cactus fabrication maison), j’ai suivi Jeb dans la salle des deux rivières.
Une fois encore, nous n’étions pas seuls – nouvelle déception. Trois hommes et une femme, celle à la natte poivre et sel, emplissaient des seaux d’eau chaude dans le petit ruisseau. Des bruits d’éclaboussures résonnaient dans la salle de la baignoire.
— On va attendre notre tour, m’a annoncé Jeb.
Il s’est adossé contre le mur. Je me suis tenue raide comme un « i » à côté de lui, sentant les quatre paires d’yeux rivés sur moi, mais la présence de la rivière qui coulait sous le sol me préoccupait davantage encore.
Après une courte attente, trois femmes sont sorties de la salle de bains, leurs cheveux ruisselant sur leurs chemises – c’était la femme au corps d’athlète et à la peau café au lait, une jeune blonde que je n’avais pas encore vue, et la cousine de Melanie, Sharon. Leurs rires se sont brusquement interrompus quand elles nous ont vus.
— Bonsoir, mesdemoiselles, les a saluées Jeb en se touchant le côté du front, comme si c’était le bord d’un chapeau imaginaire.
— Salut, Jeb, a lâché la femme au teint caramel avec froideur.
Quant à Sharon et l’autre fille, elles nous ont ignorés ostensiblement.
— Parfait, Gaby, a déclaré Jeb une fois les trois femmes parties. C’est à ton tour.
Je l’ai regardé d’un air renfrogné puis me suis avancée avec précaution vers la salle obscure.
J’ai tenté de me souvenir de la topographie des lieux. Je savais que le bassin se trouvait à moins de un mètre de la paroi. J’ai retiré mes chaussures pour pouvoir tâter le sol et repérer le bord du trou.
Il faisait si noir ! Je revoyais, en pensée, la surface d’encre de la baignoire, troublée par je ne savais quelles choses tapies dans ses profondeurs opaques. J’en avais des frissons. Mais plus j’attendais, plus le supplice durerait… J’ai donc posé les vêtements propres sur mes chaussures, pris le savon malodorant et avancé à tâtons jusqu’à arriver au bord du trou.
L’eau était fraîche comparée à la vapeur qui flottait dans la caverne. C’était agréable. Cela n’a en rien effacé mes appréhensions, mais j’ai apprécié la sensation sur mon corps. Cela faisait si longtemps que je ne connaissais que la touffeur. Je suis entrée dans le bassin toute habillée ; l’eau m’arrivait à la taille. Je sentais un courant courir sur mes chevilles. J’étais contente que l’eau ne soit pas stagnante – ç’eût été dommage de la souiller, sale comme j’étais.
Je me suis assise dans le bain d’encre pour m’immerger jusqu’aux épaules. J’ai frotté le savon sur mes vêtements, pensant que c’était le meilleur moyen de les nettoyer. Le savon était chaud au toucher.
J’ai retiré mes habits savonneux et les ai frottés sous l’eau. Puis je les ai rincés encore et encore jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus une molécule de sueur ou de larmes. Je les ai essorés et les ai étalés sur le sol à côté de mes chaussures.
Le savon brûlait davantage encore sur ma peau nue, mais c’était supportable parce qu’il y avait à la clé le plaisir d’être propre. À la fin de mes ablutions, j’avais l’épiderme en feu et le cuir chevelu fourmillant. L’endroit où se trouvaient mes hématomes était redevenu sensible, preuve qu’ils n’avaient pas disparu. C’est avec soulagement que j’ai posé le savon acide et que je me suis rincée abondamment, comme je l’avais fait pour mes vêtements.
Avec un mélange de regret et de satisfaction, je suis sortie du bain. L’eau était une félicité, la sensation de propreté aussi, malgré les picotements. Mais j’en avais assez des ténèbres et de toutes les menaces que j’y imaginais. J’ai tâtonné dans le noir à la recherche des vêtements secs, je les ai rapidement enfilés et j’ai glissé mes pieds mouillés dans mes chaussures. J’ai ramassé mes habits sales d’une main, et le savon, délicatement, entre le pouce et l’index.
À ma sortie, Jeb a ri en voyant la façon dont je tenais le savon.
— Ça brûle, hein ! On essaie d’arranger ça. (Il a tendu la main, protégée par un pan de sa chemise, pour récupérer le savon.)
Je n’ai rien répondu ; nous n’étions pas seuls. Cinq personnes attendaient derrière nous ; toutes avaient participé au bêchage de la parcelle.
Ian était le premier d’entre eux.
— Tu as meilleure mine, m’a-t-il dit. (Impossible de savoir, à son ton, si c’était un compliment ou du sarcasme.)
Il a levé un bras, tendant ses longs doigts pâles vers mon cou. J’ai eu un mouvement de recul ; il a aussitôt retiré sa main.
— Je te présente mes excuses, a-t-il marmonné.
Des excuses pour quoi ? Pour m’avoir effrayée ? Ou pour avoir laissé ces marques disgracieuses sur mon cou ? Il ne s’excusait sûrement pas d’avoir voulu me tuer. Nul doute qu’il souhaitait toujours autant ma mort, mais je n’allais pas lui demander des éclaircissements. Je me suis mise à marcher et Jeb m’a emboîté le pas.
— Ça ne s’est pas si mal passé aujourd’hui, a dit Jeb alors que nous nous engagions dans le tunnel obscur.
— Pas si mal, ai-je concédé. (Après tout, je n’avais pas été assassinée. C’était toujours une petite victoire.)
— Demain, ça ira encore mieux. Il n’y a rien de plus beau que de semer. Voir toutes ces petites graines, apparemment desséchées et mortes, renfermer tant de vie. Cela me rappelle qu’un vieux bonhomme comme moi peut encore servir à quelque chose, ne serait-ce qu’à faire de l’engrais. (Jeb a ri de sa propre boutade.)
Une fois revenu dans la grande caverne, Jeb m’a pris le coude pour m’entraîner vers le tunnel à l’est et non vers celui à l’ouest.
— Ne me dis pas que tu n’as pas faim après tout ça ! Mon boulot n’est pas livreur de repas à domicile. Tu vas donc devoir manger avec tout le monde.
J’ai fait la grimace, mais je l’ai laissé me conduire à la cuisine.
C’était un bien que la nourriture soit toujours la même, parce que si, par miracle, un filet mignon s’était matérialisé devant moi, je n’en aurais pas profité à sa juste valeur. Je devais faire appel à toute ma concentration pour avaler chaque bouchée. Je ne voulais pas faire le moindre bruit dans le silence de mort qui s’était abattu à mon arrivée. Le réfectoire n’était pas bondé ; seules dix personnes étaient installées aux comptoirs, occupées à manger leur pain et à boire leur soupe. Mais ma présence avait interrompu encore une fois toutes les conversations. Combien de temps en serait-il ainsi ?
Réponse : quatre jours exactement !
C’est le temps qu’il m’a fallu aussi pour comprendre ce que tramait Jeb, ce que cachait sa métamorphose d’hôte attentif en contremaître bourru.
Le lendemain du bêchage, j’ai passé la journée à semer et à arroser la parcelle. Je me trouvais avec un groupe différent de la veille. Il devait exister des roulements pour les corvées. Maggie faisait partie du nouveau groupe, ainsi que la femme à la peau café au lait dont je ne connaissais pas le nom. Les gens œuvraient en silence – un silence artificiel, une protestation muette contre ma présence impie.
Ian travaillait avec moi, alors que ce n’était visiblement pas son tour… cela m’inquiétait.
J’ai dû, une fois de plus, prendre mon repas dans la cuisine. Par chance, Jamie était là et, grâce à lui, le silence n’a pas été total. Évidemment, il avait remarqué le soudain mutisme à notre arrivée, mais il l’a ignoré, agissant comme si lui, Jeb et moi étions les seules personnes présentes dans le réfectoire. Il nous a raconté sa journée de classe avec Sharon, se vantant d’avoir mis un peu le chahut, et se plaignant d’avoir été puni. Jeb l’a sermonné pour la forme. Les deux jouaient à merveille la comédie de la normalité. Mais moi, j’étais une piètre actrice. Lorsque Jamie m’a demandé comment s’était passée ma journée, je n’ai pu sortir un mot, et suis restée le nez plongé dans mon assiette. Ma réaction l’a rendu triste, mais il n’a pas insisté.
La nuit était une autre épreuve ; Jamie me faisait parler jusqu’à ce que je le supplie de me laisser dormir. Il avait officiellement demandé à réintégrer sa chambre ; il dormait du côté de Jared et voulait que je prenne son côté du matelas. C’était si proche des souvenirs de Melanie ; et elle approuvait cet arrangement.
Jeb aussi.
— Cela m’évite de trouver quelqu’un pour jouer les sentinelles. Garde le fusil à portée de main, gamin, et ne l’oublie pas dans la chambre !
J’avais protesté. Mais l’homme et le garçon n’avaient rien voulu entendre. Alors Jamie dormait avec l’arme au bord du lit, et je faisais des cauchemars de savoir cet engin de mort si près de nous.
Le troisième jour de corvée, j’ai travaillé à la cuisine. Jeb m’a montré comment préparer la pâte à pain, comment la façonner en rouleau et la laisser lever et, plus tard, comment entretenir le feu dans le gros four de pierre.
Au milieu de l’après-midi, il est parti.
— Je vais chercher un peu de farine, a-t-il marmonné en jouant avec la sangle qui retenait le fusil à sa ceinture.
Les trois femmes silencieuses qui pétrissaient la pâte à côté de nous n’ont pas relevé la tête. J’avais les bras dans le pétrin jusqu’aux coudes, mais j’ai commencé à m’essuyer en toute hâte pour le suivre.
Jeb a souri, en jetant un coup d’œil vers les femmes, et m’a fait non de la tête. Puis il a tourné les talons et a disparu.
Je me suis figée de terreur, incapable de respirer, et j’ai fixé les trois femmes : la jeune blonde, la femme à la natte poivre et sel et la mère aux grosses paupières. Dans un instant, elles allaient s’apercevoir qu’elles pouvaient me tuer. Pas de Jeb, pas de fusil, mes mains dans la pâte collante… j’étais une proie facile.
Mais les femmes ont continué à pétrir et à modeler les petits pains, visiblement inconscientes de ma situation. Après un moment interminable, j’ai recommencé à malaxer ma pâte. Mon immobilité les aurait alertées…
Jeb était parti depuis une éternité ! Peut-être devait-il la moudre lui-même, sa farine ! Ce devait être la seule explication possible…
— Tu en as mis un temps ! a déclaré la femme à la natte au retour du vieil homme. (Ce n’était donc pas simplement le fruit de mon imagination.)
Jeb a lâché son sac sur le sol. L’impact a fait un bruit mou.
— Il y a beaucoup de farine là-dedans. Tu veux essayer de le porter, Trudy ?
Trudy a reniflé d’un air dédaigneux.
— Et tu as été obligé de faire un tas de pauses en chemin.
— Exactement ! a répondu Jeb en souriant de toutes ses dents.
Mon cœur, qui battait à tout rompre, s’est un peu calmé.
Le lendemain, nous devions nettoyer les miroirs éclairant la salle des maïs. Jeb m’avait dit qu’il fallait accomplir cette tâche régulièrement, parce que si les réflecteurs étaient encrassés, ils ne diffusaient plus assez de lumière pour nourrir les plantations. Ian travaillait encore avec nous. C’est lui qui montait à l’échelle, pendant que Jeb et moi tenions la base. C’était compliqué, car Ian pesait lourd et l’échelle bricolée était branlante. À la fin de la journée, j’avais les bras tout engourdis.
Ce n’est qu’en retournant à la cuisine que j’ai remarqué que Jeb n’avait pas son fusil dans son étui de ceinture.
J’ai émis malgré moi un hoquet de stupeur. Mes genoux se sont mis à avoir la tremblote et mon corps s’est figé sur place.
— Que se passe-t-il, Gaby ? a demandé le patriarche, jouant l’innocent.
Je n’osais répondre en présence de Ian, qui regardait mon trouble avec intérêt.
Je me suis contentée de rouler des yeux d’un air de reproche, puis je me suis remise à marcher à côté de lui, en secouant la tête d’incrédulité. Jeb a poussé un gloussement.
— Quel est le problème ? a demandé Ian à Jeb, comme si je n’étais pas là.
— Je n’en sais rien. (Il n’existait pires menteurs que les humains ! Ils le faisaient tous avec une aisance confondante.)
Jeb était un tel maître en la matière que je me demandais si, en ne prenant pas son fusil ce jour-là, et en me laissant seule la veille, il ne cherchait pas simplement à me faire tuer sans avoir à se salir les mains ! Son amitié était peut-être uniquement le fruit de mon imagination… Juste un mensonge de plus…
C’était le quatrième jour que je mangeais dans la cuisine.
Jeb, Ian et moi nous sommes faufilés dans la longue pièce bondée, parmi une foule de gens qui se racontaient à voix basse les événements de la journée, et rien ne s’est passé.
Rien !
Le silence n’est pas tombé. Personne ne s’est arrêté de parler pour me lancer un regard assassin. Personne n’a prêté attention à nous.
Jeb m’a conduite vers une place libre, puis est parti chercher du pain pour nous trois. Ian s’est installé à ma droite, et s’est tourné vers la fille qui se trouvait à côté de lui – c’était la jeune femme blonde, elle s’appelait Paige.
— Comment ça va ? Vous vous en sortez sans Andy ? lui a-t-il demandé.
— Ça irait mieux si je me faisais moins de souci, a-t-elle répondu en se mordant les lèvres.
— Il va bientôt rentrer, lui a promis Ian. Jared est toujours revenu avec l’équipe au complet. Il est vraiment doué pour ça. Depuis qu’il est là, on n’a plus jamais eu de problèmes, plus un seul accident. Andy est entre de bonnes mains.
Ma curiosité a été piquée au vif quand j’ai entendu qu’il parlait de Jared. Melanie, en sommeil ces derniers jours, s’est instantanément réveillée. Mais Ian en est resté là. Il s’est contenté de tapoter l’épaule de Paige puis s’est tourné vers moi pour récupérer la nourriture que lui apportait Jeb.
Le patriarche s’est assis à ma gauche et a jeté un regard circulaire sur la salle, d’un air visiblement satisfait. Je l’ai imité, cherchant à comprendre ce qui le mettait ainsi en joie. L’ambiance était normale, comme si nous n’étions pas là. Aujourd’hui, donc, ma présence ne les dérangeait pas. Ils devaient s’être lassés d’interrompre leurs conversations chaque fois que j’apparaissais.
— Les choses s’apaisent, a commenté Ian.
— Je le savais. Ce sont des gens sensés.
J’ai froncé les sourcils.
— Pour l’instant ! a répliqué Ian en riant. Mais quand mon frère va revenir…
— C’est vrai.
Je notais que Ian se comptait parmi les gens « sensés ». Avait-il remarqué que Jeb n’avait plus son fusil ? La question me brûlait les lèvres, mais si Ian ne l’avait pas vu, il valait mieux ne rien dire.
Le repas s’est poursuivi sans incident. J’avais cessé, effectivement, d’être une bête curieuse.
À la fin, Jeb m’a dit que je méritais un peu de repos. Il m’a raccompagnée jusqu’à ma porte, jouant les hommes galants.
— Bon après-midi, Gaby, a-t-il lancé en tapotant le bord de son chapeau imaginaire.
J’ai rassemblé mon courage :
— Jeb, attendez…
— Oui ?
— Je… (Je cherchais une formulation polie.) C’est peut-être stupide de ma part, mais je croyais que nous étions amis.
J’ai scruté son visage, à la recherche d’un changement d’expression prouvant qu’il me jouait la comédie. Il a continué à me regarder avec bienveillance. Mais je ne connaissais rien aux ruses des humains.
— Bien sûr que nous sommes amis, Gaby.
— Alors pourquoi essayez-vous de me faire tuer ?
Ses sourcils se sont dressés de surprise.
— Pourquoi dis-tu ça ?
J’ai sorti mes preuves irréfutables :
— Vous n’avez pas pris votre arme aujourd’hui. Et hier, vous m’avez laissée toute seule.
Jeb a souri jusqu’aux oreilles.
— Je croyais que tu détestais la vue de cette arme ?
Je suis restée de marbre, attendant la réponse.
— Gaby, si j’avais voulu que tu te fasses tuer, tu n’aurais pas survécu une seule journée ici.
— Je sais, ai-je murmuré, gagnée par un embarras inexplicable. C’est pourquoi je ne comprends pas.
Jeb est parti d’un grand éclat de rire.
— Bien sûr que je ne veux pas te voir morte ! C’est là toute l’affaire, fillette. Je me suis arrangé pour qu’ils s’habituent à ta présence, pour qu’ils acceptent la situation sans plus y penser. C’est comme ébouillanter une grenouille.
Mon front s’est plissé devant cette comparaison farfelue.
— Si tu jettes une grenouille dans une casserole d’eau bouillante, a expliqué Jeb, elle saute hors de l’eau. Mais si tu la plonges dans de l’eau tiède que tu fais chauffer lentement, quand la grenouille comprend ce qui lui arrive, c’est trop tard. C’est ainsi qu’on cuit une grenouille. Il s’agit de faire monter la température lentement.
Je suis restée pensive. C’est vrai que les humains n’avaient pas fait attention à moi au repas de midi. Jeb les avait acclimatés à ma présence. Cette pensée m’a soudain emplie d’espoir. Un fol espoir dans ma situation, mais il m’a néanmoins submergée, rendant le monde autour de moi plus lumineux et coloré.
— Jeb ?
— Oui ?
— Je suis la grenouille ou l’eau ?
Il a ri de bon cœur.
— À toi de le savoir. L’introspection est bénéfique pour l’âme. (Il a ri encore, cette fois plus fort, puis a tourné les talons en gloussant.) Sans jeu de mots, bien sûr.
— Attendez… J’ai encore une question à vous poser. Je peux ?
— Bien entendu. Tu as bien le droit de me poser quelques questions après les interrogatoires-fleuves que je t’ai fait subir !
— Pourquoi êtes-vous mon ami, Jeb ?
Il a pincé la bouche l’espace d’une seconde, réfléchissant à sa réponse.
— Tu sais que je suis de nature curieuse. (J’ai acquiescé.) J’ai beaucoup observé les âmes mais je ne leur ai jamais parlé. J’avais tant de questions, tant d’interrogations. En plus, j’ai toujours pensé que si on le veut vraiment, on peut s’entendre avec n’importe qui. J’aime soumettre mes théories à l’expérience. Et puis, tu es l’une des filles les plus chouettes qu’il m’ait été donné de rencontrer. C’est vraiment fascinant d’avoir une âme comme amie ; cela flatte mon ego, cela fait de moi un super-héros !
Il m’a lancé un clin d’œil, m’a fait une révérence, et s’en est allé.
Même si je connaissais, désormais, la stratégie de Jeb, sa mise en pratique n’a pas facilité mon existence.
Le patriarche n’a plus jamais pris son fusil. J’ignorais où il cachait son arme ; au moins Jamie n’avait plus besoin de dormir avec cet instrument de mort. En même temps, j’étais inquiète de savoir Jamie avec moi, sans défense ; mais il courait finalement moins de danger en n’étant pas armé. Personne n’aurait besoin de lui faire du mal puisqu’il ne représentait plus une menace. En outre, personne ne cherchait plus à me rendre visite.
Jeb me confiait quelques missions : aller chercher du pain en cuisine – car il était toujours affamé ; rapporter un seau d’eau et arroser un coin trop sec de la parcelle ; aller chercher Jamie en classe car il voulait lui parler ; vérifier si les pousses d’épinards sortaient ; porter un message pour Doc…
Chaque fois que je devais accomplir l’une de ces tâches élémentaires, j’en avais des sueurs froides. Je m’efforçais de me rendre invisible et marchais le plus vite possible dans les couloirs et les salles (mais sans courir). Je rasais les murs, les yeux baissés. Parfois, j’interrompais une conversation comme autrefois, mais, la plupart du temps, on ne faisait guère attention à moi. La seule fois où j’ai perçu un danger de mort, cela a été lorsque je suis venue chercher Jamie dans la classe de Sharon. Le regard que la jeune fille m’a lancé semblait annonciateur d’une attaque en règle. Mais elle a laissé partir Jamie d’un hochement de tête, après que j’eus murmuré humblement ma requête. Une fois seuls, Jamie m’a pris la main et m’a expliqué que Sharon traitait de la même façon quiconque la dérangeait pendant ses cours.
Le plus difficile a été d’aller trouver Doc, parce que Ian a insisté pour me montrer le chemin. J’aurais sans doute pu refuser son offre, mais Jeb n’y voyait pas d’inconvénient – autrement dit, il ne pensait pas que Ian allait me tuer. J’étais loin d’apprécier de jouer les cobayes pour vérifier sa théorie, mais le test semblait inévitable. Si Jeb se trompait, Ian trouverait tôt ou tard une opportunité pour mettre à exécution son projet. Alors je suis partie avec lui dans le tunnel obscur menant à l’aile sud – c’était pour moi le baptême du feu !
Arrivée à l’infirmerie, j’étais encore vivante. Doc a eu son message. Il n’a pas paru surpris de voir Ian m’accompagner. Peut-être était-ce le fruit de mon imagination, mais j’ai cru les voir échanger un regard entendu. Un instant, je me suis dit qu’ils allaient me sangler sur l’un des brancards ! Cet endroit continuait à me donner la chair de poule.
Mais Doc s’est contenté de me remercier et m’a laissée partir, comme s’il était très occupé. Je ne savais pas ce qu’il faisait au juste ; il y avait des livres ouverts sur son bureau, des piles de papiers, sur lesquels il y avait des croquis et des schémas.
Sur le chemin du retour, la curiosité l’a emporté sur la peur.
— Ian ? ai-je demandé. (C’était la première fois que je prononçais son prénom.)
— Oui ? (Il paraissait surpris que je m’adresse à lui.)
— Pourquoi ne m’as-tu pas encore tuée ?
— Voilà une question directe !
— Tu pourrais le faire, n’est-ce pas ? Jeb ne serait pas content, mais je doute qu’il te tue pour ça. (Mais qu’est-ce que je disais ? C’était comme si je l’encourageais à passer à l’acte ! Je me suis mordu la langue.)
— Je pourrais, oui, a-t-il répondu avec suffisance.
Il est resté silencieux un moment ; on n’entendait que l’écho de nos pas renvoyé par les parois.
— Cela ne me semble pas juste, a-t-il finalement déclaré. J’y ai beaucoup réfléchi. Et j’ai beau retourner le problème dans tous les sens, je n’arrive pas à trouver ça équitable. Ce serait comme exécuter un soldat pour les crimes de guerre d’un général. Je n’adhère pas à toutes les théories loufoques de Jeb. Ce serait bien d’y croire, bien sûr, mais ce n’est pas parce qu’on désire ardemment quelque chose que cette chose est réelle. Qu’il ait tort ou raison, toutefois, tu ne représentes pas un danger pour nous. Je dois le reconnaître, tu sembles sincèrement aimer ce garçon. C’est très troublant à voir… Bref, tant que tu ne constitues pas une menace pour nous, cela me semble cruel de te tuer. Tu n’es qu’une déracinée de plus ici.
J’ai songé à ce mot, « déracinée ». C’était peut-être la meilleure description de ma situation. Dans quel monde avais-je été à ma place ?
Comment Ian, pourtant humain, pouvait-il avoir tant de gentillesse en lui ? Je ne soupçonnais pas que la « cruauté » pouvait être un concept négatif pour lui.
Il a attendu en silence pendant que je réfléchissais à tout ça.
— Si tu ne veux pas me tuer, pourquoi alors m’as-tu accompagnée aujourd’hui ?
Il a pris encore un moment pour répondre.
— Je ne sais pas trop… Jeb pense que les choses se sont calmées, mais je n’en suis pas si sûr. Il y a encore des gens qui… Bref, Doc et moi, on essaie de veiller sur toi comme on peut. Par précaution. T’envoyer toute seule dans le tunnel sud, c’était tenter le diable à mes yeux. Mais Jeb est un expert en la matière. Il pousse toujours le bouchon le plus loin possible.
— Toi… toi et Doc… vous essayez de me protéger ?
— C’est un monde étrange, hein ?
Il m’a fallu quelques secondes pour articuler :
— Oui, le plus étrange de tous.